Annette Gilbert, Reprint, Appropriation (&) Literature, 2014

Les pirates du livre : Un nouvel art de faire des livres

Les livres de cette anthologie ont tendance à polariser. Il semble émaner d’eux un sentiment d’irritation qui nécessite apparemment une justification. Comme le suggère le commentaire éditorial en réponse à une présentation de certains de ces livres dans la revue Zeitschrift fir Buchkunst und Bibliophilie, on pourrait même se sentir obligé d’en protéger le lecteur :

Il est certain que de nombreux lecteurs se demanderont ... si la manipulation des livres imprimés par les artistes est en soi significative ou justifiée d’une certaine manière. Même les éditeurs n’ont pas pu se mettre d’accord sur la manière d’apprécier cette nouvelle tendance de l’imprimerie. Le besoin d’information a été mis en balance avec l’étonnement et la protestation. Le besoin d’information était finalement plus important1.

Les grandes maisons d’édition avaient également tendance à hésiter face à ces demandes de publication. Les raisons typiques de refus étaient similaires à celles qu’Elisabeth Tonnard a reçues pour son livre d’effacement Let us go then, you and I (2003) : « malheureusement, nous ne voyons pas de marché pour ce livre » et « votre concept est à mon avis trop particulier, trop expérimental ». Le fait qu’un certain nombre de codes littéraires disparates, c’est-à-dire des codes de valeur esthétique se heurtent ici, est clairement suggéré par des formulations comme celle-ci : « nous ne trouvons pas ça assez original » ou encore « cela manque de qualité littéraire pour être publié ».2 Le défi qu’une telle littérature pose apparemment aux éditeurs établis ont données les lettres de refus ironiques Letter to Elisabeth Tonnard (Fig. 1, voir p.41-47 {}), ici mise en scène comme de la poésie, tout en témoignant des limites du monde littéraire. {hum..}

Lorsqu’un des livres de cette anthologie a connu un certain succès, c’est surtout grâce à son « altérité », qui a réussi à susciter une plus grande attention médiatique, comme le montre l’exemple du livre d’effacement {erasure book} Tree of Codes (2010) de Jonathan Safran Foer. Le livre a fait l’objet de critiques extatiques dans le monde entier, et sa publicité a été faite à l’aide d’innombrables vidéos montrant des personnes feuilletant le livre, choquées et agréablement surprises.

Qu’elles soient dédaigneuses, prudemment réservées ou euphoriques, les réactions aux livres présentés dans cette anthologie sont l’expression de la nouveauté radicale de ce phénomène, et de la résistance à laquelle ce « nouvel art de faire des livres » a dû faire face3.

Où se situe exactement la provocation de ces livres ? Dans tous les cas présentés ici, il s’agit de livres pour lesquels aucun texte nouveau, original, n’a été produit. Ces livres sont plutôt basés sur des textes ou des livres entiers qui existent déjà, et qui sont appropriés et republiés par un nouvel auteur {under a new authorship}. Ces œuvres remettent donc en question les concepts d’innovation et d’originalité dictés par notre culture, un défi {a challenge} auquel on répond généralement en accusant ces œuvres de faire preuve d’un orgueil démesuré et irrespectueux ou de constituer un plagiat éhonté, surtout lorsqu’il s’agit de textes canoniques de la littérature internationale ou de l’histoire des idées. Cela s’applique aussi bien aux appropriations dans lesquelles le texte ou le livre original n’a pas été touché, qu’à celles qui les modifient.

Appropriation & littérature = Littérature d’appropriation

Les réactions à cette forme de piratage de livres rappellent la façon dont le monde de l’art a réagi aux premières appropriations, comme les œuvres de Sturtevant à la fin des années 1960 ou celles de Sherrie Levine à la fin des années 1970 - une artiste qui a ensuite été déclarée comme l’un des principaux représentants de l’appropriation dans l’art. Pour tenter d’établir une analogie avec le concept d’appropriation dans l’art, tout en s’en distinguant nettement, la rencontre de l’appropriation et de la littérature - c’est-à-dire l’extension et la radicalisation de l’appropriation stratégique comme stratégie littéraire au sein du système littéraire - sera désormais désignée par le terme de littérature d’appropriation. Bien que la frontière entre l’art et la littérature soit dans de nombreux cas très perméable, les livres dont il est question ici sont définis comme des (cas liminaires de) littératures qui ont émergé de l’engagement avec la littérature et ses discours, traditions, conventions et institutions, et qui se positionnent dans la littérature et dans le système littéraire. L’objectif de cette anthologie est donc résolument littéraire.

Dans cette perspective, il faut se garder de déduire prématurément que la littérature d’appropriation est un dérivé de l’appropriation dans l’art. Aussi évidents et éclairants que soient ces parallèles, ils risquent aussi d’effacer la différence fondamentale entre le système artistique et le système littéraire, une différence qui se manifeste non seulement dans des médias et des discours différents, mais aussi dans les divers niveaux et vitesses de leurs développements respectifs. Même si l’on est familier avec les différences et l’autonomie chronologique de ces deux systèmes, il est remarquable de constater à quel point, par exemple, « des pratiques longtemps banales dans le monde de l’art sont encore frappantes, controversées ou inacceptables dans l’arène littéraire »4 Les écrivains ont souvent eu le sentiment que la littérature était en quelque sorte retardée {à la traine} par rapport au monde de l’art.

Un exemple célèbre est la déclaration de Brion Gysin, en 1959, selon laquelle « l’écriture a cinquante ans de retard sur la peinture »5, ce qui, selon de nombreux auteur, reste vrai même un demi-siècle plus tard, car « les mêmes techniques appliquées aux textes littéraires, en revanche, sont susceptibles de provoquer la réponse que de telles œuvres [...] ne peuvent être qualifiées de poésie tout court »6.

Il semble que le moment soit venu d’examiner ce phénomène quelque peu récent mais en plein essor qu’est le « piratage » en littérature7, ainsi que de traiter toutes les questions fondamentales et controversées qui n’ont pas été soulevées de manière aussi radicale au sein du système littéraire depuis longtemps. Cette anthologie se concentre sur les différentes manières dont l’original et l’appropriation peuvent osciller entre identité et différence, ainsi que sur les implications et les conséquences esthétiques de ce processus de répétition (selon les valeurs actuelles de notre culture, plutôt indignée). L’originalité de ces œuvres, selon notre hypothèse, est à rechercher moins dans le matériel approprié que dans leur manière de le traiter.

Appropriation et art

L’appropriation semble être une stratégie très répandue. Douglas Crimp, par exemple, a déjà diagnostiqué sa « très grande ubiquité » : « appropriation, pastiche, citation - ces méthodes s’étendent à pratiquement tous les aspects de notre culture »8. Pourtant, la connectivité et la transférabilité potentiellement illimitées de ce concept dans tous les domaines de la vie semblent rendre nécessaire une évaluation plus précise de l’appropriation. De nombreuses stratégies artistiques et méthodes d’appropriation sont désormais reconnues par les institutions du monde de l’art : « l’appropriation est entrée dans le répertoire, pour ainsi dire, elle est devenue une procédure artistique standard »9. Il convient donc de préciser davantage le concept, dans les cas où il n’englobera pas les pratiques établies comme le pastiche, la citation, la parodie, le collage, le montage, le pot-pourri, le quodlibet, l’assemblage, etc.

En outre, il doit être distingué de l’appropriation art, compris comme un mouvement artistique limité à un temps et un espace spécifiques, et accompagné d’un discours artistique spécifique, dans les années 198010. Le concept un peu plus spécifique d’appropriation qui sera désormais utilisé ne vise pas seulement les artistes et les œuvres attribuées à ce mouvement, d’autant plus que la classification de certains artistes comme appartenant à l’appropriation art s’est avérée très controversée - prenez, par exemple, la protestation véhémente de Sturtevant contre son inclusion dans cette catégorie.

Quatre points principaux semblent utiles pour distinguer la pratique artistique de l’appropriation dont il est question ici de la pratique plus générale de l’appropriation, et dont on peut s’inspirer pour développer un concept d’appropriation en littérature :

1) En ce qui concerne la portée et l’objectif de l’appropriation, les œuvres discutées ici ne sont généralement pas concernées par des transferts sélectifs ou des transferts relatifs au contenu, aux motifs, au style ou à des aspects similaires de l’original qui sont ensuite intégrés dans un contexte plus large d’une manière assimilatrice ou contrastante ; elles traitent plutôt de l’appropriation d’une œuvre entière dans sa matérialité en tant que telle.

2) Une appropriation stratégique doit être accompagnée d’une identification claire, voire démonstrative, et d’une mise en scène publique de l’acte lui-même. Cette déclaration autoréférentielle distingue l’appropriation du plagiat et de la contrefaçon.

3) Ce qui semble avoir été une condition préalable constitutive {?} de l’impact que les appropriations ont suscité dans le monde de l’art, c’est le fait qu’elles ont été réalisées matériellement, dans la réalité, et ne sont pas restées, comme l’art conceptuel rigoureux, dans le domaine des idées pures. Ainsi, il y a une différence entre le fait de concevoir ou d’esquisser une appropriation et de laisser la réalisation de l’œuvre au destinataire (tel que défini par Lawrence Weiner12), ou de matérialiser l’idée par l’artiste. Il semble donc que le monde de l’art n’ait pas été obligé de soulever les questions essentielles et urgentes de l’identité, de la paternité ou du statut ontologique d’une œuvre avant que les idées ne soient exécutées dans la réalité.

4) Une autre différence, peut-être provocatrice, entre le concept d’appropriation tel que défini ici et d’autres formes, peut être déterminée par la source de l’appropriation. Ici, les objets appropriés proviennent du même système : l’art. Sont donc exclus les appropriations et les transferts d’objets quotidiens dans le monde de l’art, comme ce que Duchamp a introduit au début du 20e siècle. En raison du fort concept de paternité dans le monde de l’art, l’appropriation d’œuvres d’autres artistes et leur incorporation dans sa propre œuvre est un plus grand scandale que le transfert de readymades non artistiques, dans la mesure où l’appropriation ici est souvent perçue comme une désappropriation. Par conséquent, ces types d’appropriations ne soulèvent pas seulement les questions très discutées de ce qui fait qu’un objet du quotidien devient une œuvre d’art et comment différencier un objet du monde réel d’une œuvre d’art, mais elles demandent aussi comment distinguer une œuvre d’art d’une autre et donc, par extension, si une appropriation est un artefact autonome.

Appropriation et littérature

Dans la mesure où l’appropriation est un concept culturel et artistique fondamental qui imprègne tous les domaines possibles de la culture contemporaine, il n’est pas surprenant que la littérature regorge de types d’appropriation conscients et évidents, que l’on peut classer dans la catégorie de la « littérature au second degré » de Gérard Genette13. D’une part, le nombre infiniment croissant de textes publiés et accessibles appelle positivement au recyclage et à une « écologie littéraire »14, dont la devise pourrait être une déclaration de Douglas Huebler de 1969, qui a récemment été répétée comme un mantra et transférée sur la littérature en remplaçant le mot « objets » par « textes » : « le monde est plein d’objets, plus ou moins intéressants ; je ne souhaite pas en ajouter d’autres »15. D’autre part, la disponibilité numérique des textes et les nouvelles techniques de traitement de texte ont rendu possible la copie, l’édition et la publication de plus grandes quantités de textes sans effort et rapidement. Cela a entraîné à son tour une nouvelle approche des textes et de la textualité, ainsi qu’une nouvelle approche de la propriété intellectuelle. Bien sûr, « l’impulsion n’est pas nouvelle — James Joyce a dit : ‹ Je suis tout à fait satisfait de passer à la postérité comme un homme de ciseaux et de colle, car cela me semble une description dure mais pas injuste › — mais la facilité et l’ampleur du découpage et du collage sont sans précédent »16. Par conséquent, des livres qui autrefois n’auraient pu être réalisés qu’avec beaucoup de difficultés, ou qui auraient dû rester à l’état de simple idée, peuvent maintenant être produits en quelques secondes. En outre, il est beaucoup plus facile de s’auto-éditer et de rester ainsi indépendant des directives des grandes maisons d’édition. En raison de la généralisation des possibilités de publication moins coûteuses et plus simples et du fait que de nombreux auteurs, désormais célèbres dans le monde entier, ont dû publier eux-mêmes leurs premières œuvres, Nick Thurston, Craig Dworkin et Simon Morris en déduisent même qu’il est nécessaire de s’autoéditer ou de mettre ses œuvres sur Internet : « Souvenez-vous des leçons de l’histoire littéraire. N’attendez pas que les autres valident vos idées. Faites-le vous-même {do it yourself} »17.

Un autre argument à l’appui de cet appel serait que l’appropriation, en littérature notamment, tire une grande partie de son effet du fait de sa réalisation. Les appropriations exigent une exécution radicale et, comme dans l’art, une désignation claire de l’appropriation (ce qui la distingue du plagiat et de la contrefaçon). C’est ce qui distingue l’appropriation des expériences de pensée littéraires, comme celles des récits de Jorge Luis Borges. Les fictions de Borges ont toujours fasciné les discours littéraires et philosophiques. On peut rappeler la discussion entre Arthur C. Danto et Nelson Goodman sur le cas fictif de l’auteur Pierre Menard dans le récit de Jorge Luis Borges Pierre Menard, auteur de Quichotte (1939), qui entreprend de réécrire mot à mot le Don Quichotte de Cervantes. En effet, la discussion philosophique sur le statut du Don Quichotte de Ménard n’était qu’une pure répétition {rehearsal} dans un contexte imaginaire dont la réalisation semblait inconcevable18. La fiction de Borges peut donc être considérée comme le cas typique de la littérature d’appropriation contemporaine, c’est pourquoi les auteurs s’y réfèrent toujours. Entre-temps, elle est même devenue le déclencheur et l’objet de véritables appropriations (voir Aurélie Noury, Sturtevant). C’est cette réalisation même de l’appropriation fictive dans la littérature d’appropriation et son introduction dans le système littéraire en tant que livres réels qui font vraiment imploser le système.

Quoi qu’il en soit, le concept d’appropriation dans le domaine de la littérature reste relativement instable. Cela est dû, d’une part, à la forte concurrence d’autres concepts et à la relative nouveauté et méconnaissance du phénomène, et d’autre part, aux difficultés générales à établir un concept spécifique d’appropriation littéraire au regard des suppositions médiatiques, matérielles, discursives et historiques de la littérature. Nous tenterons d’adapter le concept d’appropriation spécifiquement à la littérature et au système littéraire et, à l’aide de critères similaires à ceux du monde de l’art, de décrire un champ d’appropriation littéraire étroitement défini qui, en contraste avec d’autres tendances, médias et arts, sera qualifié de « littérature d’appropriation » {appropriation literature}.

Par analogie avec le concept restreint de l’appropriation dans les arts, qui se limite à l’appropriation des œuvres d’art, le concept d’appropriation dans la littérature se rapporte aux œuvres dont la source est tirée des belles-lettres ou de l’histoire des sciences et des idées19. C’est la seule façon d’établir que l’appropriation a lieu à l’intérieur du même système et qu’elle se déploie donc au sein d’une scène littéraire plutôt lente et traditionaliste, avec son dictat plus ou moins candide de l’originalité, et son accent sur le contenu et le sens plutôt que sur la composition et la forme.

Nous avons donc exclu un autre mouvement littéraire qui nous vient sûrement à l’esprit en rapport avec le concept de littérature d’appropriation — à savoir la poésie dite trouvée {found poetry}, où les auteurs s’approprient des textes quotidiens, non littéraires, et les incorporent à la littérature20. Il s’agit d’une forme d’appropriation qui s’apparente au readymade de Duchamp en ce qu’elle remet en question le caractère littéraire de ce matériau, et la différence entre littérature et non-littérature, entre la présentation d’une équipe de football dans un journal et dans un livre de poésie.

Sont également exclues les appropriations populaires de livres d’artistes, de catalogues d’art, de guides de musées et autres livres, qui sont ancrés dans le discours sur l’art et qui ne travaillent pratiquement jamais avec des textes au sens littéraire. On peut citer l’exemple des Yves Peintures d’Yves Klein en 1954 qui, d’une part, satirise le genre du catalogue d’art avec sa préface composée uniquement de lignes noires et, d’autre part, avec ses légendes parodiques sur les surfaces monochromes, semble faire allusion à l’Album Primo-Avrilesque d’Alphonse Allais (1897). On peut également penser à Night Visit to the National Gallery (1974) d’Endre Tót, où l’artiste réédite un guide de la galerie avec les tableaux représentés sous forme de carrés ou d’ovales noirs dans les contours de leurs cadres (Fig. 2). Bien qu’il existe une appropriation de ce livre en 2011 par Amir Brito Cadôr sous le titre A Night Visit to the Library (Fig. 3) qui transforme le guide de galerie en un guide pour les bibliothèques (le faisant ainsi sortir du domaine de l’art pour entrer dans celui de la littérature), de tels projets ont été exclus de ce livre car ils sont dérivés d’un contexte artistique et ne sont pas basés sur des textes. Étant donné sa popularité persistante, ce domaine mériterait sa propre anthologie. Afin d’indiquer au moins l’étendue de ce domaine, cette anthologie comprend une contribution de Michalis Pichler répertoriant les appropriations d’Ed Ruscha et d’Hokusai, qui a été publiée comme un livre indépendant en 201121.

Outre le critère relatif à l’origine du texte source, un critère quantitatif permettra - comme pour l’appropriation dans les arts - de distinguer l’appropriation des procédés et genres littéraires établis tels que la citation, le pastiche, le cut up, le collage ou le cento. Contrairement à la plupart de ces procédés ou genres, les œuvres de la littérature d’appropriation telles que spécifiées ici ne consistent pas simplement à transférer sélectivement des textes étrangers dans un contexte textuel plus large d’une manière qui soit contrastée (collage) ou assimilatrice (cento). Au contraire, la littérature d’appropriation utilise des textes ou des livres entiers, c’est-à-dire que les appropriations se font uniquement à partir de ceux-ci. Étant donné l’ampleur et le caractère exclusif de l’appropriation, on ne peut plus parler de citation. On ne peut pas non plus parler de collages ou de centos, car cela nécessiterait l’amalgame d’au moins deux textes22. Une limite semble avoir été atteinte, où les études littéraires manquent de termes adéquats pour décrire ce phénomène.

Une autre différence notable entre le concept étroit d’appropriation et d’autres formes d’utilisation de matériel source en littérature réside, comme dans l’art, dans l’orientation qualitative de l’appropriation. Les exemples de littérature d’appropriation documentés ici se préoccupent moins d’usurper et de développer le style, le thème, l’intrigue ou le contenu d’un texte sans tenir compte de sa forme concrète et de la matérialité de son impression ou de sa forme de livre, comme on le trouve dans les parodies faites « dans le style de... » ou dans les pastiches, qui traitent « le texte comme un modèle, c’est-à-dire comme un genre »23. Les appropriations, cependant, sont beaucoup plus fortement attachées à la matérialité et à la médialité des textes et des livres originaux dont elles s’inspirent. Cela peut englober de nombreux aspects, y compris le matériel linguistique pur (structures grammaticales et syntaxiques, statistiques du texte, lexique, répertoire de signes), la forme concrète d’un texte (le texte en tant qu’image, la typographie, le positionnement des signes linguistiques), mais aussi les paratextes (en-tête, numéros de page, premières pages, index, notes de bas de page) ou la conception et les caractéristiques d’une édition spécifique, ou d’un livre spécifique (papier, couverture, format, couleur, résumé).

Cet aspect fondamental de la matérialité et de la médialité d’un livre ou d’un texte est encore plus présent dans toute appropriation publiée en tant qu’entité autonome. Contrairement, par exemple, aux appropriations publiées dans des anthologies ou des revues, l’auteur, le rédacteur ou l’éditeur d’une publication autonome doit intégrer non seulement le texte proprement dit, mais aussi d’autres paramètres, tels que la composition, les paratextes, la conception de la couverture et l’impression dans les moyens d’expression artistiques — tous ces éléments pouvant induire une confrontation plus profonde avec le support du livre et ouvrir la voie à d’autres interventions dans le système littéraire. Ainsi, dans le cas des appropriations présentées ici, la conception du livre original joue souvent un rôle crucial en plus du texte lui-même — tout comme l’artiste Ulises Carrión a postulé en 1975 que, dans le nouvel art de faire des livres, « l’écrivain assume la responsabilité de l’ensemble du processus » et que, parmi les « lois séquentielles du langage », il doit maintenant aussi suivre « les lois séquentielles des livres », raison pour laquelle les livres ne sont plus « les récipients accidentels d’un texte » mais plutôt « une forme autonome et autosuffisante ». Pour lui, cela implique une (auto-) compréhension totalement nouvelle de l’auteur, dont on peut dire sans risque de se tromper qu’elle est valable pour la majorité des auteurs présentés ici : « dans l’art ancien, l’écrivain écrit des textes, dans l’art nouveau, l’écrivain fait des livres ». Il faut comprendre que le texte - dans sa dimension contenue, sémantique - dans ces livres n’est qu’un élément parmi d’autres : c’est le « livre, en tant que totalité, qui transmet l’intention de l’auteur »24.

Au sein de la catégorie de livres esquissée ici, c’est-à-dire des livres qui s’approprient d’autres textes et d’autres livres dans leur intégralité, tant leur matérialité que leur médialité, il faut encore distinguer deux cas de figure. D’une part, les livres-objets qui sont uniques ou en peu d’exemplaires. D’autre part, les rééditions où les livres, après avoir été acquis et édités, sont réimprimés (même, peut-être, un petit tirage), potentiellement avec un ISBN, et publiés par une maison d’édition. Dans le cas de l’objet livre unique, le livre traité est généralement retiré du système littéraire et transféré dans le monde de l’art. En revanche, la réimpression d’un texte édité est publiée comme un nouvel ouvrage imprimé sous une nouvelle paternité et est donc réintégrée dans le système littéraire25. Ainsi, lorsque Timm Ulrichs recouvre un livre au hasard avec le tampon « CECI EST UNE MISE EN PAGE/UN LIVRE DE TIMM ULRICHS SI VOUS RAYER LE RESTE DU TEXTE » et le signe (Fig. 4), le statut de cet exemplaire est modifié en raison de l’appropriation réussie tant au niveau de sa paternité que de son positionnement spécifique dans la littérature ou l’art. Il en va de même pour Vingt ans après (1969) de Marcel Broodthaers qui s’approprie des exemplaires du roman éponyme de Dumas en y rajoutant un bandeau au nom de l’artiste. Le passage du livre de la littérature à l’art est encore plus clair dans le cas des « saucisses littéraires » (Literaturwürste) de Dieter Roth, qui a par exemple fabriqué des saucisses à partir des Ouvres complètes de Hegel (1974). En principe, il est concevable que de telles formes d’appropriation d’objets uniques soient produites et distribuées par une maison d’édition (de livres d’artistes) à petit tirage, comme l’ont fait, par exemple, Richard Lucas avec les Vingt ans après de Broodthaers (75 exemplaires) et Edition Hundertmark avec le Neues Testament (Nouveau Testament, 1989, 30 exemplaires) de Milan Knížák, qui a relié trois romans de gare dans une couverture rigide noire. Cependant, une réimpression va établir un tout autre degré de publicité car le changement de statut tel que décrit ci-dessus n’affecte pas seulement un seul exemplaire d’une œuvre (dans la terminologie de Peirce : le jeton d’un type). Au contraire, la réimpression concerne l’œuvre en tant que telle (le type). En se positionnant en tant que livre — c’est-à-dire dans le même système que l’original — la réimpression possède un plus grand potentiel de provocation et de subversion du système que l’objet livre unique.

Un autre phénomène étroitement lié à l’appropriation de l’art du livre, qui doit être exclu, peut être classé dans la catégorie de l’art de la couverture, c’est-à-dire des livres qui s’approprient des designs facilement reconnaissables de certains genres de livres ou de certaines maisons d’édition. Les caractéristiques telles que la reliure en cuir noir et le papier fin, qui rappellent la Bible, ainsi que les couvertures d’éditeurs établis, sont particulièrement populaires. On peut penser au livre de James Lee Byars, P.I.I.T.L. (acronyme de « Perfect Is In the Louvre », 1990), où il a utilisé la couverture bien connue de l’éditeur français Gallimard (Fig. 5). Il ne s’agit pas d’une appropriation d’un livre en particulier : le travail de Byars reflète davantage l’appréciation générale et la canonisation qu’une œuvre littéraire connaît lorsqu’elle est reprise par la célèbre collection Nouvelle Revue Francaise de Gallimard. Le livre de Martin Kippenberger Psychobuildings (1988), où l’artiste a utilisé la couverture typique de la maison d’édition Merve qui avait précédemment publié son livre Frauen (1980, Women) entre également dans cette catégorie, tout comme l’utilisation par Kippenberger du format de la maison d’édition Reclam pour 1986. Jazz zum Fixsen et William Holden Company (1991). Dans les deux cas, cependant, les livres sont remplis de contenus propres à Kippenberger. Un autre exemple de cette forme répandue d’art de la couverture est Ungares Gulasch (2007, hongrois/goulasch brut, Fig. 6) de Thomas Kapielski, dans lequel le texte bilingue autoréférentiel sert simplement à justifier l’imitation du design de la couverture des éditions bilingues de Reclam, qui ont une couverture orange. Dans tous ces cas, l’acte d’appropriation du livre se limite à utiliser un « emballage » extérieur et à y insérer son propre contenu. Dans un certain sens, on peut dire qu’il s’agit simplement d’utiliser la marque d’un autre livre26.

Comment lire ?

Outre les questions complexes de catégorisation et de définition, le phénomène soulève également la question fondamentale de la réception de ces livres. Comment lire un livre qui copie mot pour mot un autre livre ? Comment lire un livre dans lequel tous les mots sont classés par ordre alphabétique ou organisés selon le hasard ? Comment lire des livres dans lesquels la quasi-totalité du matériel linguistique est découpé, noirci ou blanc, donc invisible, ou entièrement composés de signes de ponctuation ? Chacun de ces livres semble exiger une forme de lecture très particulière, spécifiquement adaptée, un peu comme l’a suggéré Ulises Carrión :

dans l’art ancien, tous les livres sont lus de la même manière. dans le nouvel art, chaque livre exige une lecture différente. dans l’art ancien, lire la dernière page prend autant de temps que de lire la première. dans le nouvel art, le rythme de lecture change, s’accélère, s’accélère27.

Cela soulève la question fondamentale de savoir si l’on peut même parler de « lecture » de ces livres. En fin de compte, selon Carrión, « connaître l’alphabet » n’est pas « suffisant ». Pourtant, il allège, on n’a pas besoin d’un doctorat pour la lecture de ces «  nouveaux types » de livres : « pour être capable de lire le nouvel art, et de le comprendre, il n’est pas nécessaire de passer cinq ans dans un département d’anglais »28 Néanmoins, cela ne ferait pas de mal. Une certaine volonté de réflexion et un sentiment de gratification des défis intellectuels sont certainement nécessaires pour aborder les appropriations ; tout comme une compréhension de base de la littérature (son histoire, sa matérialité, sa médialité et ses discours définitoires) ne nuit pas à l’engagement avec ces livres.

À cet égard, cette nouvelle façon de faire des livres semble confirmer le {dictum} d’Arnold Gehlen concernant le « besoin croissant de commentaire » dans l’art contemporain (qu’il considère comme devenant de plus en plus un « art de réflexion »29) a également une validité pour certaines parties de la littérature contemporaine. Et tout comme Duchamp opposait autrefois l’art rétinien à un art mental, intellectuel30, en littérature il est devenu de plus en plus courant de parler de « thinkership » plutôt que de « readership »31 : Craig Dworkin a créé l’idée de l’écriture conceptuelle et l’a définie comme « une poésie de l’intellect plutôt que de l’émotion »32, tandis que le titre de la plus récente anthologie la positionne définitivement comme un mouvement « contre l’expression »33. Kenneth Goldsmith a postulé : « La lisibilité est la dernière chose à laquelle pense cette poésie. L’écriture conceptuelle n’est bonne que lorsque l’idée est bonne ; souvent, l’idée est beaucoup plus intéressante que les textes qui en résultent »34.

Les parallèles avec l’art conceptuel sont évidents et sont tracés par les partisans de l’écriture conceptuelle eux-mêmes lorsqu’ils reformulent, par exemple, certaines des déclarations essentielles de l’art conceptuel. Par exemple, Sol LeWitt a déclaré en 1968 : « lorsqu’un artiste utilise une forme d’art conceptuel, cela signifie que toute la planification et les décisions sont prises à l’avance et que l’exécution est une affaire superficielle. L’idée devient une machine qui fabrique l’art »35. En 2005, Kenneth Goldsmith l’a reformulé ainsi : « lorsqu’un auteur utilise une forme conceptuelle d’écriture, cela signifie que toute la planification et les décisions sont prises à l’avance et que son exécution est {un air superficiel}. L’idée devient une machine qui fabrique le texte »36.

Il faut souligner une fois de plus que contrairement à l’art conceptuel « strict », il est crucial pour la littérature d’appropriation esquissée ici que les règles soient appliquées et que l’idée soit réalisée : « l’œuvre littéraire ne peut être perçue qu’après son achèvement »37. Indépendamment du lien fréquemment établi entre l’écriture conceptuelle et des tendances similaires dans l’art, la production de textes générés par des règles peut également être rattachée à la longue tradition littéraire des textes « formalisés », qui a débuté dans la seconde moitié du 20e siècle dans des mouvements comme l’Oulipo ou la poésie numérique. Ainsi, les règles en tant que moyen de générer du texte ont été redécouvertes et étudiées à la fois en théorie et en pratique. On peut donc qualifier de conceptuelle l’exécution (mécanique) d’une idée textuelle, mais on peut également la qualifier d’oulipienne, comme le suggère par exemple Harry Mathews :

Le mot français usuel contrainte pour désigner cet élément de base de la pratique oulipienne a été diversement traduit {en anglais} par constraint, restriction, restrictive form, et autres termes comparables. Toutes ces expressions désignent la règle, la méthode, la procédure ou la structure clairement définie et rigoureuse qui génère toute œuvre pouvant être qualifiée à juste titre d’oulipienne38.

En tout état de cause, une appropriation ne s’arrête généralement pas à une seule contrainte, c’est-à-dire à une idée de base. D’autres décisions et règles auxquelles on n’aurait pas pu penser auparavant sont généralement nécessaires dans l’exécution et la mise en œuvre par l’auteur. Par exemple, l’idée d’ordonner par ordre alphabétique Ulysse de Joyce nécessite l’élaboration d’autres règles, comme : que faire de la ponctuation ? Doit-elle être répertoriée séparément ou comme appartenant aux mots qui la précède ou la suive ? Faut-il distinguer les majuscules des minuscules et tenir compte des emphases comme l’italique ? Chaque lettre mérite-t-elle son propre chapitre ou faut-il créer un flux continu de texte ? Sans parler des décisions qui doivent être prises pour que le livre soit réalisé concernant la typographie, la composition, la conception de la couverture, etc. En ce qui concerne ces apsects de détail, une comparaison éclairante entre plusieurs appropriations ayant des idées de base similaires semble être souhaitable. Cela permettrait de découvrir des différences subtiles et remarquables et de mieux se rendre compte des aspects marginaux dont l’importance pour la constitution et la réception d’une œuvre est trop souvent sous-estimée.

Les décisions conceptuelles (préliminaires) prises par l’auteur doivent être découvertes ou reconstruites dans la « lecture » des appropriations. Elles donnent un aperçu de la compréhension linguistique et textuelle particulière de l’auteur, et elles fournissent également des points de référence, voire la base d’un examen plus approfondi des œuvres. En raison de l’importance de ces informations pour la compréhension globale des œuvres, les auteurs ou les éditeurs les communiquent souvent à proximité immédiate des textes générés (dans des commentaires, des préfaces ou sur la page web du livre), et cette anthologie fait de même (pour autant qu’elle ait eu accès à ces informations).

La dimension procédurale est étroitement liée à ce niveau conceptuel et peut révéler des informations sur la poétique de l’œuvre. Elle permet de distinguer des appropriations qui semblent proches. Ainsi, si tous les travaux d’{éffacemment} se ressemblent plus ou moins en ce sens qu’ils ne gardent que quelques mots (ou signes de ponctuation) du texte original, répartis de manière irrégulière sur la page, chacun cache une approche totalement différente du texte original. Pour notre lecture, il est fondamental de savoir si les mots conservés ont été mis en évidence (sélection positive) ou si les mots inutiles ont été effacés (sélection négative) ; si les mots conservés ont été déterminés selon des critères arbitraires ou « bjectifs » et rigoureux ; si le matériel linguistique écarté est encore lisible ou s’il a été évacué, c’est-à-dire matériellement retiré du livre, ou encore s’il a été noirci ou blanchi de sorte que, même s’il est illisible, il est encore présent au sein du livre.

Si, jusqu’à présent, nous nous sommes intéressés dans notre exploration des appropriations, aux décisions conscientes et aux procédures soigneusement choisies par les auteurs, un certain nombre d’œuvres prouvent à quel point le résultat final peut être imprévisible malgré toute la planification possible. Par exemple, le livre numérique de Peter Manson English in Mallarmé (2006), dans lequel où des portions superflues ont été rendues invisibles en colorant en blanc le texte, cela a provoqué une conséquence surprenante : Les moteurs de recherche sur Internet et les ordinateurs ne font pas la distinction entre le texte visible (noir) et invisible (blanc). Pour eux, les parties blanches contiennent des données équivalentes et sont donc enregistrées et traitées dans les requêtes de recherche. Cet effet, qui n’avait pas été prévu par Peter Manson, suscite des réflexions sur la nature médiatique des textes numériques, notamment par rapport aux œuvres imprimées.

Cet effet est une preuve supplémentaire de la nécessité de mettre à execution l’idée de base et toutes les règles qui y sont associées. Ce n’est qu’alors que tous les effets surprenants cachés derrière un concept fort peuvent commencer à vivre leur propre vie sur le plan sémantique, linguistique, structurel, visuel ou médiatique, et façonner les lectures des appropriations de manière intéressante et varié. Dans le meilleur des cas, l’intention et le hasard, l’idée et l’effet, devraient se compléter, de sorte que, comme l’a formulé Oskar Pastior, « les règles du jeu et le coup de chance s’accordent de manière si optimale qu’ils se rendent mutuellement nécessaires et possibles »39. Cette idée d’un caractère autogénératif du langage, déclenché consciemment mais demeurant néanmoins incontrôlable, était quelque chose que Mallarmé recherchait dans sa vision d’une « œuvre pure » : « {l’œuvre pure implique la disparition du poète comme locuteur, cédant son initiative aux mots [...] ; ils s’illuminent de reflets réciproques comme un flot virtuel de feux d’artifice sur des bijoux.} »40. C’est dans ce sens que le jeu au sein de certaine appropriation peut apparaître de lui-même, comme lorsque des énoncés étonnamment sensés ou des compositions visuelles variées émergent de textes organisés par ordre alphabétique.{De telles compositions visuelles s’éloignent d’une lecture standard linéaire, successive et orientée vers le sens, et ouvrent de nouvelles facettes de la perception esthétique, où même le fait de tourner la page devient une expérience à part entière.}

Outre la possibilité de découvrir des « moments de beauté inattendue »41 dans les appropriations, Goldsmith est le fer de lance de l’expérience de « l’ennui non ennuyeux »42 qui est une qualité souvent sous-estimée dans les lectures d’appropriations. La lecture d’un texte, même très monotone et ennuyeux, peut être satisfaisante, agréable et instructive, ou, comme l’a assuré un jour John Cage : « si quelque chose est ennuyeux après deux minutes, essayez-le pendant quatre minutes. Si c’est toujours ennuyeux, essayez-le pendant huit, seize, trente-deux, et ainsi de suite. On finit par découvrir que ce n’est pas du tout ennuyeux mais très intéressant »43.

Une autre façon de lire ces textes est ouverte avec les lectures publiques par les auteurs. Le spectre va de la lecture chantée (avec ou sans accompagnement musical) ou de l’utilisation des livres comme partition musicale à des conférences haletantes sans arrêt. Même les textes composés uniquement de signes de ponctuation peuvent être lus ou chantés. Chacune de ces « lectures » révèle ses propres forces et sa musicalité.

Lire ? Lire !

Ce type de découverte et d’expérience des œuvres semble diamétralement opposé à la suggestion apparemment étrange de quelques auteurs selon laquelle leurs livres n’ont pas besoin d’être lus du tout. Comme l’a suggéré Ulises Carrión :

Pour comprendre et apprécier un livre de l’art ancien, il est nécessaire de le lire entièrement. Dans le nouvel art, il n’est souvent PAS nécessaire de lire le livre en entier. La lecture peut s’arrêter au moment même où vous avez compris la structure totale du livre44.

Cette pensée, sûrement profondément influencée par l’art conceptuel, a été récemment actualisée par Kenneth Goldsmith : « vous n’avez vraiment pas besoin de lire mes livres pour vous faire une idée de ce qu’ils sont ; vous avez juste besoin de connaître le concept général »45.

Il est certainement justifié de dire que, par principe, il n’est pas nécessaire de lire chaque appropriation du début à la fin, mais, néanmoins, on pourrait le faire si on le souhaitait. Et si l’on veut découvrir non seulement les décisions conceptuelles préliminaires et l’idée de base, mais aussi les effets esthétiques et sémantiques non planifiés qui ont résulté de l’exécution, alors on doit le lire. Sinon, le lecteur est privé de nombreuses expériences de lecture. Marjorie Perloff avance un argument similaire lorsqu’elle écrit, après avoir examiné les livres de Goldsmith, que sa poésie est « présentée comme ‹« illisible« › afin de nous mettre au défi de la lire ». La suprématie du concept sur l’exécution, régulièrement soutenue par les partisans de l’écriture conceptuelle, peut donc — comme Perloff l’a encore soutenu dans un récent débat sur l’écriture conceptuelle — être considérée moins comme une continuation de la « dématérialisation de l’objet d’art » (Lucy Lippard) et un rejet complet de la lisibilité, {que comme « une sorte de geste dada »47 avec un potentiel de provocation approprié}. C’est dans cet esprit que la présente anthologie voudrait encourager — malgré les rhétoriques convaincantes qui prétendent le contraire — la lecture approfondie {extensive}.

Idéalement, une telle lecture ne se limite pas à l’appropriation elle-même mais se prolonge également jusqu’à l’original. Souvent, les auteurs eux-mêmes sont d’avis que la complexité et la nature manifeste de leurs livres, ainsi que leurs détails, ne s’ouvrent qu’au terme d’une analyse comparative avec l’original. Janet Holmes, par exemple, admet : « Dans mon imaginaire idéal, un lecteur se sentirait obligé de retourner aux poèmes originaux, et ressentirait une certaine résonance entre les originaux et les effacements »48 Ici, Holmes suggère une sorte de double lecture, qui prend simultanément les deux (source et dérivé, original et appropriation) en considération, et lit donc le matériel réapproprié à la fois par rapport à son contexte original, et par rapport à son nouveau contexte.

Cette double façon de lire ouvre souvent une nouvelle vision des originaux puisque les appropriations mettent en lumière des aspects spécifiques du texte source. En fonction de l’objectif et de la procédure appliquée, des perspectives inattendues sur le texte sous-jacent peuvent être générées (par exemple en ce qui concerne les aspects visuels de Un coup de dés de Stéphane Mallarmé ou le message de Der Einzige und sein Eigentum de Max Stirner), ou des textes monumentaux peuvent être sortis de leur état de congélation historique (comme la reprise par Jackson Mac Low de Cantos d’Ezra Pound ou le travail de Claire Morel sur La folie du jour de Maurice Blanchot), ou les caractéristiques originales peuvent être ramenées à la conscience (voir le travail d’Antonia Hirsch avec Johnny Got His Gun de Dalton Trumbo), ou, enfin, les œuvres peuvent également être interprétées à contre-courant, leur donnant des significations inattendues et souvent complètement opposées à celles que les énoncés originaux ont suscitées. Outre Gerhard Rühm et Tom Phillips, dont les effacements attirent l’attention sur la modification du sens des mots en fonction du contexte, Janet Holmes peut être citée à nouveau comme un cas exemplaire. Elle permet aux événements politiques contemporains de surgir des poèmes de Dickinson, alors que le mot unique conserve toujours son « sens original, luminescent et maintenant teinté d’ironie, sous-jacent »49. En effet, ce « double sens » subversif que les éléments réutilisés reçoivent « par la coexistence en eux de leurs anciens et nouveaux sens » était quelque chose que les situationnistes avaient déjà noté comme « {un pouvoir particulier} »50 des détournements51.

Malgré la conviction fortement ancrée du potentiel critique de toute appropriation dans le discours qui s’y rapporte52, il semble éclairant de changer de perspective, et de se concentrer moins sur la subversion ou l’exhibition de l’original (ce qui peut aussi être compris, selon la perspective, comme une distorsion, une censure ou une destruction53), et de se concentrer plutôt sur la créativité et l’originalité qui naissent du travail avec existant. Si l’on considère que l’appropriation ne peut se faire que dans un cadre pré-déterminé, alors l’existant n’est pas à la dispostion des auteurs, mais qu’ils sont eux-mêmes à la merci de ce qui est ré-approprié et restreignent ainsi sévèrement leurs moyens d’expression, ce qui « à première vue semble rendre la créativité impossible ». Isabelle {Graw a métaphoriquement décrit cet attachement à ce qui est donné comme un « dévouement ». Ce que l’on entend par là, c’est que « l’auteur qui s’approprie un matériau [An eignung] est en même temps toujours le destinataire d’une dédicace [Zu eignung], que quelque chose émane du matériau, que le matériau fait que l’on reçoit quelque chose, que l’on reçoit des paramètres qui, eux, font des règles »54 Il faut donc « créer quelque chose de nouveau et d’imprévu » à partir d’un « ensemble limité de possibilités » et de matériau, et « le mettre en tension productive avec l’original »55 : « il s’avère que les limitations {ici} sont une condition préalable à la liberté artistique, [...] à la méthode créative et génératrice de créativité par excellence »56, qui donne des résultats étonnants.}

Avant tout, il faut concéder aux auteurs que même les appropriations qui semblent irrespectueuses et destructrices sont le résultat d’un engagement profond avec l’original. Dans ce contexte, Bernhard Metz suggère « une forme spécifique de vérité aux matériaux et de fidélité à l’œuvre originale »57 que les appropriations conservent malgré tout vis-à-vis des originaux. Malgré les nombreux préjugés qui prévalent à l’encontre des intentions des appropriations, une grande majorité des ouvrages présentés ici doivent être compris davantage comme une contribution au commentaire et à la canonisation des œuvres que comme un acte de destruction ou de profanation. Nombreux sont les auteurs qui, dans leurs sous-titres, épigraphes, dédicaces, remerciements, préfaces ou postfaces, ne laissent planer aucun doute sur le fait que leurs œuvres sont le fruit d’une révérence et doivent être comprises comme un hommage. Tom Phillips exprime avec assurance cette tension entre gratitude et dépendance dans sa postface : « Il est évident que cette œuvre a une dette incalculable envers William Hurrell Mallock, qui a collaboré malgré lui à sa réalisation. Si une renommée supplémentaire revient ainsi à son nom, puisse-t-elle compenser toute atteinte à son esprit »58.

Comment classer ?

Lorsque Tom Phillips parle de William Hurrell Mallock comme d’un « collaborateur involontaire », il exprime un concept de collaboration, c’est-à-dire de paternité collective, que de nombreux auteurs de la présente anthologie soutiendraient. Cela est démontré par un certain nombre de déclarations59 ainsi que par les couvertures de certains des livres, où les auteurs (tels que Bernard Villers, Rodney Graham, Guido Molinari et Vanessa Place) mettent leur nom dans le même {souffle} que celui de l’auteur de l’original. Le fait que l’œuvre soit une appropriation d’une œuvre extérieure n’est généralement pas dissimulé mais plutôt clairement indiqué, que ce soit dans le titre (voir Evgenij Onegin Puškina de Dmitri Prigov, gustave flaubert. un cœur simple de Sherrie Levine, Komma (d’après Johnny Got His Gun de Dalton Trumbo) d’Antonia Hirsch), ou dans le texte de présentation, l’impressum, la préface ou la postface.

Nous voyons ici que les auteurs font clairement la distinction entre la paternité du livre et de son idée sous-jacente, et la paternité de l’original. Cette différence est bien sûr présente même dans des cas tels que celui de Sherrie Levine, où il n’est rien arrivé d’autre au texte approprié qu’une publication sous un nouveau nom. On peut difficilement parler de revendication de la paternité, comme cela a souvent été remarqué dans le discours critique sur ces œuvres, car ici l’acte d’appropriation a été clairement marqué et mis en scène. L’original reste la pleine propriété intellectuelle de ses auteurs, comme le démontre de manière auto-ironique la faute de frappe mise en scène sur la page de titre d’un exemplaire de Onegin de Dmitri Prigov. Là où il était d’abord écrit « Evgenij Onegin de Prigov », « Prigov’s » a été supprimé et remplacé par « Puškin’s », de sorte que l’auteur original est ostensiblement rétabli dans ses droits (voir p. 188)60.

Bien qu’il puisse sembler naturel de parler de plagiat, de faux, de {duperie} ou de contrefaçon lorsqu’on rencontre pour la première fois de la littérature d’appropriation, c’est une erreur dans la plupart des cas. Ne sont pas exclus les cas où les auteurs provoquent notre vieille conception de la paternité en ne mentionnant jamais, par exemple, l’original et son auteur, ce qui est probablement inutile dans la plupart des cas en raison du caractère canonique des œuvres utilisées. Les œuvres ne fonctionnent que sur la base d’un concept fort de la paternité, qui, malgré tous ses chants du cygne, est toujours capable de déployer une force de découragement très organisée. Ainsi, le droit d’auteur n’est en aucun cas répudié, mais mis sur le devant de la scène61.

C’est ici que les questions juridiques du copyright se posent inévitablement. La formulation courante selon laquelle la nouvelle œuvre remplit toutes les conditions d’une création de l’esprit et réprime donc, dans une certaine mesure, la puissance créatrice de l’œuvre déjà existante peut, bien entendu, être interprétée différemment. On pourrait supposer que dans le cas d’une appropriation « pure » sans aucune modification du matériel original, l’argumentation juridique ne suivrait pas le raisonnement de la théorie ou de la philosophie littéraire62. Cela reste cependant une spéculation puisque, étonnamment, dans le domaine de la littérature d’appropriation, il semble qu’il n’y ait jamais eu de précédent juridique {qui ait été repris par les médias}. Néanmoins, les questions relatives au droit d’auteur continuent toujours à avoir du poids dans certains exemples : une ancienne traduction du domaine public est préférée à une autre traduction qui n’est pas disponible en raison de problèmes de droits d’auteur (voir Re-Writing Freud de Simon Morris) ; {l’information juridique quant au statut indéterminé de l’œuvre présente est jointe} (voir Nick Davies) ; l’autorisation d’utiliser une certaine mise en page est obtenue auprès d’un éditeur (voir Kajsa Dahlberg) ; le livre est volontairement non commercialisé (voir Allen Ruppersberg) ; ou chaque fois que les éditeurs indiquent, pour leur propre sécurité, que la publication pourrait être retirée si quelqu’un revendiquait des droits sur l’une des œuvres (voir Collection pirate). Jusqu’à présent, les procès spectaculaires, comme dans le monde de l’art (voir Richard Prince, Sherrie Levine) ou de la littérature (voir Kathy Acker, Helene Hegemann), n’ont pas eu lieu, ce qui pourrait être lié au caractère marginal du phénomène, et à un écho insuffisant dans les médias.

À cet égard, l’attitude incohérente des auteurs à l’égard du statut des droits d’auteur de leurs propres œuvres est intéressante. Alors que de nombreux livres comportent une notice légale conventionnelle afin de protéger l’œuvre contre les reprises illégales, d’autres auteurs proposent leurs œuvres en copyleft, c’est-à-dire en source commune (voir Riccardo Boglione, La Bibliothèque fantastique, /ubu Editions, Parasitic Ventures Press)63. De cette manière, le droit d’auteur de l’œuvre n’est pas abandonné, mais on peut l’utiliser librement. Il ne s’agit donc pas d’un mouvement anti-droit d’auteur mais plutôt d’une utilisation tactique du « droit d’auteur afin d’assurer une circulation non privative »64.

L’ancrage profond de cette conception catégorique de la paternité et du principe de propriété dans notre culture a été démontré par la discussion animée autour de l’anthologie Issue 1 (2008, éditée par Stephen McLaughlin et Jim Carpenter, Fig. 7), dans laquelle des poèmes ont été arbitrairement attribués à 3 164 auteurs vivants ou décédés sur 3 785 pages, selon un processus aléatoire65. La plupart des auteurs concernés ont été informés de leur « participation » par une notification de Google Alert. Craig Dworkin considère cet acte de signature de textes au nom d’autres personnes qui n’ont pas écrit ces textes comme « la prochaine frontière de la {propriété} »66 En fait, cela dépasse largement le cadre de l’appropriation autonome et auto-proclamée qui a été esquissé ici, car Issue I a moins à voir avec une appropriation autodéterminé qu’avec une dédicace non désirée d’un texte extérieur. L’attention des rédacteurs de l’anthologie ne porte plus sur l’appropriation de textes existants mais sur l’appropriation de noms et de leur capital symbolique. {L’utilisation d’un sujet, du nom de quelqu’un d’autre pour sa propre expression artistique touche à des questions éthiques fondamentales, qui ont été soulevées dans les réactions à l’anthologie}. Alors que certains poètes non nommés dans l’anthologie se sont demandés pourquoi ils n’y figuraient pas, une partie des auteurs « participants » ont été outrés par l’utilisation abusive de leur nom et menacés de poursuites judiciaires. D’autres se sont sentis honorés et ont joué le jeu en déclarant qu’ils voulaient ajouter les poèmes qui avaient été attribués à leur nom à leur œuvre et les mettre dans leur prochain recueil de poèmes — c’est-à-dire achever eux-mêmes l’appropriation qui, jusqu’alors, ne leur avait été qu’imposée.

De même que les auteurs qui s’approprient l’œuvre subissent des pressions pour justifier leur statut d’auteur, ils sont également invités à expliquer ce qu’est leur propre production (créative) et en quoi leur œuvre (pour laquelle ils revendiquent un degré d’autonomie) diffère de l’original. La question du statut ontologique et de l’identité de l’œuvre a, dans une certaine mesure, déjà été abordée dans le débat entre Nelson Goodman et Arthur C. Danto mentionné ci-dessus67. Face aux récents développements littéraires, ce débat philosophique doit être repris, car il ne s’agit plus seulement d’un cas purement fictionnel (le Menard de Borges) mais d’entités concrètes, réelles, existantes. Ainsi, toute critique qui a écarté les préoccupations philosophiques ou littéraires théoriques de l’histoire de Borges comme une pure « spéculation » ou une discussion « oiseuse » d’un cas extrême qui « ne se produirait jamais vraiment » est devenue superflue68. L’appropriation de Flaubert par Sherrie Levine ou les appropriations de Ménard, c’est-à-dire de Cervantès, par Sturtevant et Aurélie Noury peuvent servir d’exemples pour une œuvre qui n’est plus fictive mais un cas réel. La question peut être soulevée à nouveau ici : pourquoi deux textes identiques mot pour mot sont-ils deux œuvres littéraires différentes ?

Nelson Goodman a argumenté en se basant sur la nature allographique de la littérature, qui permet de multiples inscriptions d’un même texte, toutes devant alors être considérées comme des cas individuels d’une seule et même œuvre. Il conclut : « qui a écrit Don Quichotte ou quand n’a tout simplement aucune importance pour l’identité de l’œuvre »69. Selon cette lecture, le Don Quichotte de Ménard n’est pas « une œuvre nouvelle mais seulement une inscription supplémentaire du texte de Cervantès, c’est-à-dire une manifestation supplémentaire de la même œuvre, semblable à chaque copie textuellement identique du Don Quichotte de Cervantès »70. En revanche, Arthur C. Danto, qui examine le statut ontologique des œuvres d’art et de leurs copies qui ne peuvent être superficiellement distinguées de l’original, conclut qu’une copie n’est jamais la même chose que l’original, puisqu’elle est le résultat d’une situation historique différente. En raison des contextes différents, il s’agit donc de deux œuvres différentes : « Une copie de Cervantès et une copie de Ménard sont des copies d’œuvres différentes, bien qu’elles se ressemblent autant que des copies appariées d’une même œuvre ».71 Borges lui-même aurait sûrement souscrit à cette seconde lecture. À tout le moins, une comparaison entre les deux versions de Quixote est indiquée dans son histoire de Menard, où une seule et même phrase (d’abord par Cervantes, puis par Menard) est interprétée de manière complètement différente :

« {Le texte de Cervantès et celui de Ménard sont verbalement identiques, mais le second est presque infiniment plus riche. ... C’est une révélation de comparer le Don Quichotte de Ménard avec celui de Cervantès. Ce dernier, par exemple, a écrit (Don Quichotte, première partie, chapitre neuf) :

... la verdad, cuya madre es la historia, émula del tiempo, depósito de las acciones, testigo de lo pasado, ejemplo y aviso de lo presente, advertencia de lo por venir. [... la vérité, dont la mère est l’histoire, qui est la rivale du temps, dépositaire des actes, témoin du passé, exemple et leçon du présent, avertissement de l’avenir].

Écrite au XVIIe siècle par l’‹ ingénieux profane › Cervantès, cette énumération est un simple éloge rhétorique de l’histoire. Ménard, quant à lui, écrit :

... la verdad, cuya madre es la historia, émula del tiempo, depósito de las acciones, testigo de lo pasado, ejemplo y aviso de lo presente, advertencia de lo por venir. [... la vérité, dont la mère est l’histoire, qui est la rivale du temps, dépositaire des actes, témoin du passé, exemple et leçon du présent, avertissement de l’avenir].

L’histoire, mère de la vérité ; l’idée est stupéfiante. Ménard, contemporain de William James, ne définit pas l’histoire comme une investigation de la réalité, mais comme son origine. La vérité historique, pour lui, n’est pas ce qui a eu lieu, mais ce que nous pensons avoir eu lieu. Les clauses finales — exemple et leçon pour le présent, et avertissement pour l’avenir — sont éhontément pragmatiques. »72 }

Par conséquent, les appropriations peuvent être composées du même texte que l’original mais peuvent être quelque chose de différent, à savoir une œuvre indépendante et distincte qui diffère de l’original en raison du contexte modifié et du nouveau cadre.

C’est pourquoi les paratextes et les contextes institutionnels sont mis en avant, puisque c’est l’encadrement des textes qui les constitue en tant qu’œuvres et qui les rend distincts les uns des autres73. Par conséquent, cette « identité de l’œuvre fondée sur les paratextes »74 devient elle-même le matériau, parfois même le seul matériau, qui est ensuite examiné de manière critique, formé artistiquement et mis en scène dans les appropriations. Le slogan captivant de Kenneth Goldsmith « The New Sentence? The Old Sentence, reframed is enough »75 atteste du fait que les appropriations sont toujours différentes de leurs originaux en raison de leurs contextes temporellement distincts.

Le système littéraire, cependant, ne semble pas encore maîtriser ces différences fines sur les questions concernant la paternité et l’identité d’une œuvre76.Ceci est parfaitement illustré par le catalogage bibliographique très différent d’ouvrages comme gustave flaubert. un cœur simple de Sherrie Levine dans les catalogues du réseau des bibliothèques allemandes, où Levine est crédité de façon variable comme auteur, co-auteur, participant ou concepteur77. Même l’ISBN, qui avait été introduit pour pouvoir identifier les livres sans aucun doute, nous induit maintenant en erreur, comme le suggère l’ISBN incorrect de Levine78. Ce problème se reflète également dans les difficultés que cette anthologie a rencontrées pour développer un système de catégorisation des auteurs et des titres des œuvres d’une manière qui soit au moins à moitié cohérente79.

{Cartographie du champ}

En raison des éléments historiques et empiriques du champ de la littérature d’appropriation, tel que décrit ci-dessus, cette anthologie débute en 196080. L’année de préparation de cette anthologie, 2012, marque une coupure arbitraire, dans la mesure où une fin rapide de la littérature d’appropriation n’est pas prévisible compte tenu de la vivacité de la production actuelle81. La disposition chronologique met en évidence la prolifération et l’internationalisation croissantes du phénomène, et permet de différencier les œuvres et leurs positions artistiques en fonction de leurs contextes historiques (littéraires et artistiques) ainsi que de (re)découvrir nombre de leurs prédécesseurs.

Un soin particulier a été apporté à l’effort de reproduction des livres car, comme suggéré ci-dessus, on instiste sur les décisions découlant de la conception matérielle, de la forme et de la concrétisation des appropriations, et des paramètres très importants comme la conception de la couverture, la composition, la typographie, le paratexte, etc. auraient été perdus si l’on devait se limiter à la seule reproduction textuelle. Le nombre de reproductions est inévitablement limité et, surtout pour les livres à très petits caractères, la lisibilité est quelque peu restreinte, ce qui, espérons-le, est compensé par les informations supplémentaires concernant le texte et la conception du livre.

L’index qui accompagne l’ouvrage permet une analyse du domaine en fonction des auteurs des originaux. Il convient de noter que la majorité des travaux présentés ici portent sur des textes canoniques de la littérature internationale, des littératures nationales et de l’histoire intellectuelle. Seule une minorité des textes a recours à des romans de gare ou à des œuvres marginales. On peut également reconnaître que certaines œuvres littéraires sont à la base de plusieurs appropriations, entre autres les Sonnets de William Shakespeare, Un coup de dés de Stéphane Mallarmé, À la recherche du temps perdu de Marcel Proust et les Critiques d’Emmanuel Kant. Au sein de la littérature d’appropriation, {un canon propre semble se développer. Un autre cas particulier} est celui des appropriations de second rang, c’est-à-dire des appropriations d’appropriations — un genre qui a récemment vu le jour (voir Un Coup de Michael Maranda et SOME MORE SONNET(S) de Michalis Pichler), et qui indique une forme d’historicité autoréflexive chez les appropriationnistes.

Par ailleurs, une tentative a été faite de classer les œuvres selon leurs procédés artistiques, afin de représenter la diversité et les préférences, ainsi que de prendre conscience des différences. Il ne s’agit, bien entendu, que d’un premier classement à valeur heuristique. Il faut en outre noter qu’un certain degré d’abstraction était inévitable lors de la création de concepts pour les catégories et que divers critères (par exemple : procédé vs. effet) se sont fondus dans des catégories uniques. Étant donné qu’un certain nombre d’œuvres réunissent plusieurs procédés, mais aussi qu’un maximum de deux catégories a été attribué à chaque œuvre par souci de clarté, la préférence a été donnée à ce qui semblaient consituer la principale contrainte qui régissait l’œuvre.

Sélection

La sélection est la procédure la plus répandue, où certains éléments sont choisis dans un corps de texte donné, le plus souvent selon des règles prédéterminées, et sont présentés avec l’omission, c’est-à-dire la suppression, du matériel restant, de sorte que l’attention du lecteur se déplace inévitablement, le plus souvent sur les éléments marginaux d’un texte, et donc sur le livre, comme, par exemple, sur les paratextes ou la ponctuation. L’utilisation de critères de sélection lexicaux, grammaticaux ou basés sur le contenu est également possible. Il existe également des travaux basés sur des contraintes aléatoires ou sur des sélections effectuées par un programme informatique.

Sélection (ponctuation)

Étant donné le grand nombre de travaux qui mettent l’accent sur la ponctuation, il était logique d’établir un sous-ensemble au sein de la sélection. Ne sont toutefois regroupés ici que les livres dont la sélection des signes de ponctuation est issue d’une œuvre donnée, c’est-à-dire où tout a été effacé sauf les signes de ponctuation, contrairement aux livres dans les quels les signes de ponctuation ont été ajoutés après coup (voir L’image de Claire Morel et Komma d’Antonia Hirsch).

Sélection (effacement)

Un autre sous-ensemble relativement important de la procédure de sélection est l’effacement, qui peut être considéré comme l’une des formes les plus anciennes et les plus établies de la littérature d’appropriation, et qui a même reçu son propre nom : erasure poetry.82. La différence entre une sélection en générale et l’effacement réside surtout dans la rigueur des critères de sélection. En créant de nouveaux textes poétiques qui exploitent une partie du matériau linguistique et laissent le reste du matériau disparaître plus ou moins, la poésie d’effacement tend vers des critères arbitraires (c’est-à-dire des contraintes non prédéterminées). Ce faisant, la séquence et la position des mots donnés sur la page du texte original sont le plus souvent grossièrement conservées. Il ne suffirait donc pas de dire que ces œuvres traitent du matériel linguistique pur. Les aspects non linguistiques tels que la position du texte sur le papier, l’espace blanc de la page et la matérialité de l’application des couleurs et des ratures sont jugés tout aussi importants. Une attention particulière est accordée non seulement à la qualité poétique des nouveaux textes, mais aussi au déplacement du sens des mots extraits dans leur nouveau contexte. La procédure et le traitement du matériel source diffèrent énormément selon l’œuvre : l’accent peut être mis sur le matériel linguistique supprimé, c’est-à-dire devenu inutile, ou sur la préservation des mots « utiles ». Alors que le texte original est toujours visible ou lisible dans certaines œuvres, ce qui donne lieu à une sorte de dialogue entre lui et le texte extrait, d’autres soulignent l’indépendance du texte nouvellement généré.

Réduction

Toute sélection implique une réduction du matériel donné, ce qui rend difficile une démarcation claire entre réduction et sélection. La différence entre les deux procédés peut être formulée comme suit : alors que dans la sélection, un élément du matériel donné est toujours choisi et conservé, dans la réduction, le texte proprement dit est indistinctement et radicalement omis, de sorte que le livre n’est que le contenant d’un texte constitué de paramètres, tels que le format, le nombre de pages, la composition, la pagination, la couverture, etc. Dans des cas extrêmes, comme Pauvre Belgique de Marcel Broodthaers et Tapas sin libro de Riccardo Boglione, il ne reste rien du texte original, et dans d’autres cas, le livre « vidé » est garni d’éléments supplémentaires tels que des annotations (Nick Thurston), des marques de correcteur (Barrie Tullett) ou des signes de ponctuation (L’image de Claire Morel, Komma d’Antonia Hirsch).

Interpolation

En général, l’interpolation désigne l’insertion a posteriori (non autorisée) de mots ou de phrases dans le texte d’une œuvre. Dans le contexte de cette anthologie, il s’agit moins d’une déformation ou d’une falsification que d’un ajout au matériel existant afin d’étendre les matériaux donnés. Cela peut se faire de manière conventionnelle en ajoutant des passages de texte supplémentaires (comme dans le cas des livres de Rodney Graham), ou en ajoutant de la ponctuation, des annotations, des soulignements et des corrections. On peut également inclure dans cette procédure les travaux dans lesquels le livre, et non le texte, a fait l’objet d’une insertion ultérieure, comme dans l’ajout d’ex-libris dans la série Exlibris de Salon Verlag.

Compilation

Les œuvres de cette catégorie sont basées sur le traitement et le montage de sources multiples. Il ne s’agit pas d’un principe fondamentalement nouveau dans l’histoire de la littérature — il y a toujours eu des collages ou des montages. Néanmoins, ce qui semble être nouveau ici, c’est la quantité de matériel étranger. Les œuvres ne sont pas constituées de citations étroitement liées les unes aux autres, mais elles sont entièrement composées de textes complets d’autres personnes (voir The Books of Geneses de Michael Maranda). En outre, le matériau linguistique n’est plus simplement cité et enchaîné, mais un texte donné est assemblé comme une série d’« images » dans sa matérialité concrète et sa visualité scripturale (voir Joseph Kosuth et Antoine Lefebvre). Enfin, cette classe de procédures contient des œuvres comme Ett eget rum de Kajsa Dahlberg, dont le caractère compilé n’est pas perceptible au premier coup d’œil puisqu’il ne s’agit pas d’une compilation de multiples livres et textes dont les points de rupture seraient immédiatement visibles, mais plutôt d’une interpolation de différentes copies du même livre avec toutes les annotations des lecteurs. Il s’agit plutôt d’une interpolation de différents exemplaires d’un même livre avec toutes les annotations des lecteurs. La compilation est donc constituée des notes des différents exemplaires d’un même livre.

Réarrangement

Une forme totalement différente se manifeste dans des livres où la matière première d’une œuvre est entièrement conservée mais nouvellement organisée. Outre la division d’un texte en voyelles et consonnes et l’arrangement au moyen de procédés aléatoires, le tri par ordre alphabétique est le plus fréquent. Son unité de base peut être un seul vers, un mot ou une seule lettre. Par conséquent, le matériel non linguistique (comme les chiffres, la ponctuation, les diagrammes et les tableaux) est souvent affecté par cette dissection et ce réalignement. Les différentes façons dont les auteurs traitent la ponctuation et l’accentuation, comme la sensibilité à la casse et l’italique, sont révélatrices. Ces nouvelles dispositions permettent de faire des observations intéressantes sur la fréquence statistique de certains mots ainsi que sur le vocabulaire des auteurs et des genres. Malgré la destruction de la séquence d’origine, des relations significatives, voire les débuts de nouvelles narrations, réapparaissent de manière surprenante.

Variation

Ce procédé semble particulièrement adapté aux textes courts et lyriques et est souvent utilisé par les auteurs associés à la poésie concrète et à l’Oulipo. En général, un seul poème est le point de départ d’une série de transformations et de procédés. Ici aussi, on pourrait à juste titre s’interroger sur la nouveauté de ce procédé dans l’histoire de la littérature, puisqu’il y a toujours eu des variantes, comme les parodies de poèmes célèbres. Ce qui distingue les présents livres de ces exemples historiques, outre leur ampleur, c’est l’intérêt plus grand porté à l’exploration de la matière du poème qu’à celle de son contenu. Le matériau (linguistique) qui s’y cache est exploité dans autant de variations que possible, en utilisant la syntaxe, le son, le lexique, la grammaire, etc. On trouve, notamment dans le périmètre de l’Oulipo, un grand nombre d’œuvres similaires qui n’ont pas été compilées dans cette anthologie, soit parce que leurs traitements étaient relativement éloignés du matériau source83, soit parce qu’elles ne semblaient pas l’utiliser suffisamment dans son ensemble84.

Réécriture

La réécriture fait référence au remplacement d’éléments spécifiques du texte tout en conservant son squelette. Ce squelette peut être de nature syntaxique et grammaticale, comme dans les cas de Parse de Craig Dworkin, du retravail de Simone de Beauvoir par Vanessa Place et de Iziaženje de Barbi Marković. La conservation de la structure sonore est également envisageable, comme dans Winterreise de Gerhard Rthm. Souvent, des concepts ou des mots clés sont échangés, comme dans Les fondements de la littérature de Raymond Queneau, Le désir de Paul Braffort et Evgenij Onegin de Dmitri Prigov, ou des noms, comme dans Idiot de Kris Martin. Contrairement à d’autres œuvres de l’histoire de la littérature qui semblent similaires, les exemples présentés ici restent beaucoup plus proches du texte, de sa structure et de sa matérialité.

Recadrage

Le recadrage peut être compris ici dans deux sens. D’une part, il définit l’acte de recadrer, d’imposer un nouveau cadre, comme lorsque Sherrie Levine déplace le nom de Flaubert dans le titre de l’ouvrage (voir gustave flaubert. un cœur simple), ou lorsque Sturtevant met son nom à la place de celui de Ménard (voir STURTEVANT, Auteur du QUIXOTE). En revanche, le recadrage désigne l’action de d’encadrer, d’enchâsser, par exemple en ajoutant un récit-cadre comme L’histoire d’un jeune gentilhomme d’Elisabeth Tonnard.

Texture

Les œuvres présentées ici mettent toutes en avant des questions de dimensions visuelles et iconiques. Il peut s’agir de la mise en scène des contrastes entre l’écriture manuscrite et l’imprimé, comme chez Robert Groborne et Irma Blank. Mais il peut aussi s’agir d’un palimpseste avec une pluralité de couches (manuscrites ou imprimées) d’écriture ou de couleur superposées, ce qui entraîne souvent une limitation de la lisibilité. De même, il existe des exemples d’œuvres dans lesquelles l’écriture a été imprimée de manière délibérément floue ou pixélisée, de sorte que le texte résiste à l’acte de lecture et met plutôt en scène les qualités d’image d’un texte ou d’une écriture.

Matérialité

Cette catégorie se recoupe en partie avec celle de la texture. Ainsi, on pourrait appeler les 168 pages de Vadim Zakharov, qui ont été imprimées sur une seule page, un palimpseste — qui met en avant la texture de la police de caractères. En même temps, c’est la matérialité de l’impression qui est au centre de cette catégorie de procédure. On trouve des examens similaires de la matérialité de l’impression ou d’un livre dans Sans titre (37) de Clair Morel, qui indique la quantité d’encre par page, et dans ommage de Jérémie Bennequin, dans lequel l’encre et la matérialité du papier ont été enlevées avec une gomme à effacer. En même temps, les œuvres qui reproduisent un livre en photos ou par scanner (et qui montrent ainsi le livre comme un objet tridimensionnel) entrent également dans cette catégorie. Riccardo Boglione, à son tour, a réduit l’œuvre d’un prédécesseur à la jaquette comme un simple contenant.

Transposition

En général, la transposition signifie le transfert dans un autre contexte : ici, il s’agit du transfert d’un support à un autre. Cela peut s’appliquer au transfert d’un langage courant en argot SMS, d’une impression standard en braille ou en 3D, d’un livre en lettres séparées, d’un livre audio en mots écrits, de motifs typographiques en illustrations équivalentes, de mots en couleur en formes colorées, de la distribution statistique de lettres en diagrammes correspondants, ou de signes de ponctuation en mots.

Berlin, Juillet 2012

Notes


  1. « Note de la rédaction » à Annette Gilbert, « Alles nur geklaut ? Zu einer neuen Kunst des Büchermachens in der gegenwärtigen Kunst und Literatur » {Vers un nouvel art du livre dans l’art et la littérature contemporains}, in Marginalien. Zeitschrift für Buchkunst und Bibliophilie 4, 2011, p. 63. 

  2. Je tiens à remercier Elizabeth Tonnard pour l’autorisation de citer des extraits de sa correspondance. — De telles réserves se retrouvent même chez les représentants de la littérature expérimentale, voir par exemple la critique de Kenneth Goldsmith par Ron Silliman. Cf. Marjorie Perloff, Unoriginal Genius. Poetry by Other Means in the New Century (Chicago: University of Chicago Press, 2010), p. 149 et 162. 

  3. C’est le titre du célèbre manifeste artistique d’Ulises Carrión « Le nouvel art de faire des livres » de 1975, réimprimé dans We have won! Haven’t we?, Ulises Carrión, ed. Guy Schraenen (Amsterdam: Museum Fodor, 1992). En ligne sur http://www.artistbooks.de/statements/carrion-english.htm. 

  4. Craig Dworkin, « The Fate of Echo », Against Expression: an anthology of conceptual writing, ed. Craig Dworkin et Kenneth Goldsmith (Evanston, IL: Northwestern University Press, 2011), xli. 

  5. Brion Gysin, « Cut-Ups Self-Explained », The Third Mind, ed. Brian Gysin et William S. Burroughs (New York: Viking Press, 1978), p. 34. 

  6. Dworkin, « Echo », xli. 

  7. Même après des recherches approfonondies, la présente anthologie ne prétend pas être exhaustive. Étant donné la marginalisation fréquente du phénomène aux frontières de l’art et de la littérature, ainsi que les faibles tirages, la distribution limitée et la disponibilité restreinte, en particulier des premiers exemples, les outils de recherche standard ont souvent échoué. Des contraintes linguistiques et culturelles s’ajoutent à cela, ce qui a conduit à se concentrer sur les exemples d’Europe (occidentale) et d’Amérique (du Nord). 

  8. Douglas Crimp, « Appropriating Appropriation » , On the Museum’s Ruins (Cambridge: MIT P, 1993), p. 126. 

  9. Esther Buss, Isabelle Graw et Clemens Krümmel, « Préface » du numéro spécial « Appropriation Now ! », Texte zur Kunstn no 46, 2002, p. 4. 

  10. Voir, par exemple, Stefan Römer, « Wem gehört die Appropriation art ?», Texte zur Kunst, no 26, 1997, p. 129-137. 

  11. Pour plus de détails, voir Stefan Romer, « Lesepolitik zwischen Kunst, Aneignung und Literatur - Conceptual Writing », Re-launched. Zur Appropriation von Texten und Büchern in Büchern, ed. Annette Gilbert (Bielefeld: transcript, 2012), p. 49-66. 

  12. Voir la célèbre déclaration de Lawrence Weiner : « 1. l’artiste peut construire l’œuvre / 2. l’œuvre peut être fabriquée / 3. l’œuvre n’a pas besoin d’être construite / Toutes ces conditions sont égales et conformes à l’intention de l’artiste » dans On Art. Artists’ Writing on the Changed Notion of Art After 1965 / Über Kunst. Künstlertexte zum veränderten Kunstverständnis nach 1965, ed. Gerd De Vries (Cologne: DuMont, 1974), p. 248. 

  13. Gérard Genette, Palimpsestes : La littérature au second degré, {trad. Channa Newman et Claude Doubinsky (Lincoln, NE : University of Nebraska Press, 1997)}. 

  14. Dworkin,  Echo », p. xlii. 

  15. Douglas Huebler dans De Vries, On Art, p. 116. La déclaration de Huebler est citée, par exemple, dans Dworkin, « Echo », p. xliii ; Kenneth Goldsmith, « A Week of Blogs for the Poetry Foundation », The Consequence of Innovation: 21st Century Poetics, ed. Craig Dworkin (New York: Roof Books, 2008), p. 144 ; Michaelis Pichler, « Statements on Appropriation/ Statements zur Appropriation », in Fillip 11 (2010) p. 44-47. 

  16. Craig Dworkin, Simon Morris, Nick Thurston, Do or DIY (York: iam, 2012), p. 14, en ligne à http://www.whitechapelgallery.org/downloads/DOorDIY_copy.pdf. 

  17. Ibid, p. 15 [en emphase dans l’original]. 

  18. Comme il se doit, le recueil dans lequel cette histoire est parue s’intitule Ficciones. Pour la discussion entre Danto et Goodman, voir ci-dessous. 

  19. L’ouverture vers l’histoire des idées, la philosophie, la théorie et la science est basée sur la perméabilité croissante des discours et des cultures intellectuelles, initiée en général par le postmodernisme, et par les conceptualismes dans les arts et par la littérature expérimentale spécifiquement. Les lexiques et les manuels scolaires, qui ont été exclus ici, constituent un cas liminal à cet égard. Tracer la frontière signifie toujours perdre une chose ou une autre. En raison de cette restriction, nous n’avons pas pu inclure certains des premiers ouvrages d’appropriation, tels que Kleine Billardschule (1968) de Gerhard Rühm, Transference: Roget’s thesaurus (1969), The Standard Corpus of Present Day English Language Usage, arranged by work length and alphabetized within word length (1970) de Gerald Ferguson, Lesson (1973) de Jarosław Kozłowski, et Die Kunst des schönen Schreibens (1980) de Timm Ulrichs. 

  20. Considérez le recours à la composition d’une équipe de football par Peter Handke dans The innerworld of the outerworld of the innerworld (1969), les transcriptions de bulletins météorologiques par Vito Acconci dans Act 3, Scene 4 (1969), ou la réécriture par Kenneth Goldsmith d’une édition du New York Times dans Day (2003). 

  21. Michalis Pichler : SIX HANDS AND A CHEESE SANDWICH (Ljubljana/Berlin: Zavod P.A.R.A.S.I.T.E./ « greatest hits », 2011). Le concept d’appropriation de Pichler est défini de manière assez large. Pour lui, un titre emprunté ou des noms similaires suffisent pour inclure un livre dans sa collection, ce qui fait simultanément la satire de toute cette tendance. 

  22. Pour plus de détails, voir Tomasz Waszak, « Der Fall Menard als Provokation oder wie die Textappropriation von der Literaturwissenschaft appropriiert werden kann. Mit Seitenblicken zu empirischen Fällen », dans Gilbert, Wiederaufgelegt, p. 87-102. 

  23. Genette, Palimpsestes, p. 84. - On pourrait penser à l’actualisation de Don Quichotte par Kathy Acker dans Don Quichotte. Which was a Dream (1986) ou à The New Sufferings of Young W. (1972/73) d’Ulrich Plenzdorf. 

  24. Toutes les citations viennent de Carrión, « Le nouvel art de faire des livres ». 

  25. Cela ne signifie pas qu’aucune de ces réimpressions ne pourrait être transférée dans le monde de l’art et y être positionnée en conséquence. La perméabilité entre les deux systèmes se manifeste dans le fait que de nombreuses réimpressions ont des éditions de luxe, sont numérotées ou signées, ce qui leur donne accès à un autre marché avec des règles différentes (comme une augmentation de la valeur de l’exemplaire individuel) qui sont essentiellement étrangères au marché du livre littéraire avec ses tirages d’exemplaires identiques. 

  26. Un autre exemple de ce type de « cover art » est constitué par des livres comme Fifteen People Present Their Favorite Book [After Kosuth] (2009) de Matthew Higgs et Cover Version (2004) de Jonathan Monk, qui documentent les reproductions de couvertures de livres de collections (privées) de livres ou de bibliothèques. Dans ces cas, on peut dire que le traitement des livres et des textes n’est repris que sous une forme limitée. 

  27. Carrión, "Le nouvel art de faire des livres". 

  28. Ibid. 

  29. Arnold Gehlen, Zeit-Bilder. Zur Soxiologie und Ästhetik der modernen Malerei (Francfort/M.: Athenäum, 1965), p. 162 et 17. 

  30. Voir Pierre Cabanne, Dialogues avec Marcel Duchamp, trad. Ron Padgett (New York: Da Capo, 1979), p. 39 et 43. 

  31. Voir, par exemple, Robert Fitterman, "Foreword", in Notes on Conceptualisms, ed. Robert Fitterman et Vanessa Place (New York: UDP, 2009), 10 ; ainsi que Kenneth Goldsmith, « We move from assuming a readership to embracing a thinkership », dans Uncreative Writing (New York: Columbia University Press, 2011), p. 100 [souligné dans l’original]. 

  32. Craig Dworkin, [Introduction à] The UbuWeb Anthology of Conceptual Writing, www.ubu.com/concept

  33. Dworkin et Goldsmith, Against Expression

  34. Goldsmith, "A Week of Blogs", p. 140. 

  35. Sol LeWitt, "Paragraphs on Conceptual Art", in conceptual art. a critical anthology, ed. Alexander Alberro et Blake Stimson (Cambridge: MIT P, 1999), p. 12. 

  36. Kenneth Goldsmith, "Paragraphs on Conceptual Writing", dans Open Letter: Kenneth Goldsmith and Conceptual Poetics 7 (2005), p. 108. 

  37. Ibid. 

  38. Harry Mathews, "Contrainte", dans Oulipo Compendium. Revised and Updated, ed. Harry Mathews et Alastair Brotchie (London: Make Now Press, 2005), p. 131 [souligné dans l’original]. Je remercie Bernhard Metz pour son travail préliminaire sur les contraintes et l’appropriation, dont je tire cette citation et celle d’Oskar Pastior qui suit. Voir Bernhard Metz, " he kite is nothing without the string — Appropriation und Contrainte / Appropriation als Contrainte", dans Gilbert, Wiederaufgelegt, p. 315-330. 

  39. Oskar Pastior, "Spielregel, Wildwuchs, Traduction. Regle du jeu, Ulcérations, Traductions", dans La Bibliothèque Oulipienne, éd. Oulipo, vol. 5, Bégles, Castor Astral, 2000, p. 281 [souligné dans l’original]. Voir Metz, " Le cerf-volant ". 

  40. Stéphane Mallarmé, "Crise de la poésie", trad. Mary Ann Caws, dans Manifesto: A Century of Isms, ed. Mary Ann Caws (Lincoln, NE: University of Nebraska Press, 2001), p. 25. 

  41. Goldsmith, "A Week of Blogs", p. 140. 

  42. Ibid, p. 147. 

  43. John Cage, "Four Statements on the Dance", dans Silence (Cambridge, MA: Wesleyan University Press, 1971), p. 93. 

  44. Carrión, "Le nouvel art de faire des livres" [souligné dans l’original]. 

  45. Goldsmith, "A Week of Blogs", p. 146. Peu après, il écrit : « J’aime l’idée que vous puissiez connaître chacun de mes livres en une seule phrase » (p. 147). Fitterman et Place expriment la chose de manière un peu plus nuancée : « Le conceptualisme pur annule la nécessité de la lecture au sens textuel traditionnel - on ne ‹ lit › pas l’œuvre autant qu’on réfléchit à l’idée de l’œuvre. » Fitterman et Place, Conceptualismes, p. 25. 

  46. Perloff, Unoriginal Genius, p. 164. Dworkin souligne également l’importance de la lecture dans "The Fate of Echo", p. xxxvii. 

  47. Marjorie Perloff, "A Response to Matvei Yankelevich", dans Los Angeles Review of Books 16 juin 2012, en ligne à http://lareviewofbooks.org/essay/a-response-to-matvei-yankelevich. Dans une précédente lettre ouverte, Yankelevich s’était opposé à la représentation quelque peu abrégée de Perloff des deux pôles principaux de la poésie américaine contemporaine que sont la littérature établie et institutionnalisée d’une part et la littérature conceptuelle d’autre part, et il avait plaidé pour une littérature plus engagée, investie dans la matérialité du mot dans la « zone grise » entre ces pôles. Voir Matvei Yankelevich, "The Gray Area: An Open Letter to Marjorie Perloff", dans Los Angeles Review of Books 13 juillet 2012, en ligne sur http://lareviewofbooks.org/essay/the-gray-area-an-open-letter-to-marjorie-perloff, ainsi que Marjorie Perloff, "Poetry on the Brink. Reinventing the Lyric", dans Boston Review mai/juin 2012, en ligne à http://www.bostonreview.net/forum/poetry-brink. 

  48. Janet Holmes à propos de son livre sur le site de l’éditeur http://www.shearsman.com/ pages/books/catalog/2009/holmes. html. 

  49. Ibid. 

  50. "Détournement as Negation and Prelude", trad. Ken Knabb, dans Situationist International Anthology, édition revue et augmentée (Berkeley, CA: Bureau of Public Secrets, 2006). 

  51. Les Situationnistes entendent par là « la réutilisation d’éléments artistiques préexistants dans un nouvel ensemble », ibid. - Les idées et les écrits des Situationnistes ont connu un récent renouveau et sont souvent cités en rapport avec l’appropriation. Ainsi, La Bibliothéque Fantastique a également une série intitulée La Bibliothèque Situationiste, et Michalis Pichler fait appel à Guy Debord dans ses Déclarations sur l’appropriation et ailleurs. 

  52. La discussion concernant le potentiel critique de l’appropriation qui a été menée par des théoriciens comme Benjamin H. D. Buchloh et Hal Foster dans le contexte de l’appropriation art, ne peut être considérée comme un projet terminé. Stefan Römer aborde la question de savoir « si l’appropriation est un instrument critique ou une partie du système qui doit être critiquée » dans son essai "Wem gehört die Appropriation art ?". [trad. SA]. 

  53. Pour plus d’informations, voir Anne Mceglin-Delcroix, "Von der kiinstlerischen Aneignung literarischer Werke in Kiinstlerbiichern : zwischen Zerstérung und Einverleibung", et Annette Gilbert, "Zur Einfiihrung", dans Wiederaufgelegt, p. 233-264 et p. 9-24. 

  54. "Die Spuren des Autors. Anzeichen von Kritik und Faszination in der Appropriation Art. Ein Interview mit Isabelle Graw von Mirjam Thomann", in Wenn sonst nicht klappt : Wiederholung wiederholen in Kunst, Popkultur, Film, Musik, Alltag, Theorie und Praxis, ed. Sabeth Buchmann et al. (Hambourg: Materialverlag, 2005), p. 216. 

  55. Metz, "Le cerf-volant". 

  56. Ibid. 

  57. dbid. 

  58. Tom Phillips, "Author’s Note", dans A Humument. A Treated Victorian Novel (Londres: Thames & Hudson, 1980). 

  59. Janet Holmes, par exemple, appelle ses effacements des « collaborations », http://www.shearsman.com/pages/books/catalog/2009/holmes.html. 

  60. Puisqu’il s’agit d’une coquille programmée, elle peut être lue comme une partie intégrante du titre. Dans la littérature secondaire, le volume de Prigov est donc correctement cité comme : "Dmitry Prigov : Evgeny Onegin Prigova Pushkina, Moscou 1992". 

  61. La question de la paternité apparaît sous un autre jour dans le cas de la publication d’une appropriation d’un auteur fictif : le Don Quijote de Pierre Ménard aux Éditions Lorem Ipsum (2009). Ici, il faudrait appliquer différents degrés de fictionnalité, puisque l’auteur Pierre Ménard semble posséder un statut fictionnel différent de celui de son œuvre. Si Pierre Ménard est lui-même fictif, son œuvre fictive s’oriente sur une œuvre réelle, à savoir le Don Quichotte de Cervantès. Ainsi, il semble tout à fait possible de réaliser cette œuvre fictive, comme l’a fait Aurélie Noury en publiant l’œuvre de Pierre Ménard. L’auteur Ménard reste néanmoins fictif. Le statut ontologique de la Collection pirate d’Antoine Lefebvre, publiée par La Bibliothèque Fantastique, qui a scanné des livres d’artistes célèbres pour donner à ces mêmes copies un statut de nouvelles œuvres d’art autonomes, est tout aussi sophistiqué. 

  62. Il est intéressant de noter que les règles de délivrance d’un ISBN comportent un critère qui s’apparente à des discussions juridiques : « Un nouvel ISBN doit être émis si une ou plusieurs parties des publications ont subi des modifications importantes. » Die Internationale Standard-Buchnummer. ISBN Handbuch (Francfort/M.: ISBN Agentur für die Bundesrepublik Deutschland, 2005), http://www.german-isbn.org/PDF/isbn_13_handbuch.pdf [trad. SA]. 

  63. L’anthologie ne pouvait donc pas présenter des reproductions de tous les livres. Curieusement, cela s’applique au livre de Sherrie Levine. 

  64. Florian Cramer, "Anti-Copyright in Artistic Subcultures", dans Anna Kournikova Deleted By Memeright Trusted System, ed. Inke Arns and Francis Hunger (Dortmund: Hartware MedienKunstVerein, 2008), 65. 

  65. L’anthologie a été rapidement retirée d’Internet mais peut être trouvée maintenant dans la série Publishing the Unpublishable Nr. 40 par /ubu Editions : http://www.ubu.com/ubu/unpub/Unpub_040_Issue1.pdf. 

  66. Dworkin, "Echo", p. liii. Ici aussi, nous pouvons voir la différence entre l’idée pure et sa réalisation. La suggestion similaire de Darren Wershler de « publier un numéro d’un magazine sans en informer ses éditeurs officiels » n’a pas suscité autant de tollé que l’exécution d’une idée similaire par Issue. Darren Wershler, Tapeworm Foundry. andor the dangerous prevalence of imagination, ubu/editions 2002, http://www.ubu.com/ubu/pdf/wershler_tapeworm.pdf, p. 48. 

  67. Pour plus d’informations, voir Annette Gilbert, "Unter ,L’ oder ,F’ ? Überlegungen zur Frage der Werkidentitat bei literarischen Werken ", dans Wiederaufgelegt, p. 67-85. 

  68. « En s’adressant à Goodman : Le Quichotte de Ménard n’est pas une interprétation au sens de la théorie littéraire, ni, pour parler à Danto, une œuvre au sens de la théorie littéraire. Le Quichotte de Ménard n’existe pas dans le monde de la théorie littéraire - du moins pas en tant que sujet d’interprétation - et, par conséquent, toute spéculation théorique littéraire (c’est-à-dire philosophique) qui le traite comme une partie de ce monde est sans intérêt. » [trans. SA] Axel Spree, "Borges, Danto, Goodman", Sprache und Literatur 33/1 (2002) : p. 52 [souligné dans l’original]. 

  69. Nelson Goodman, Catherine Z. Elgin, Reconceptions in Philosophy and Other Arts and Sciences (Indianapolis, IN: Hackett, 1988), p. 65. 

  70. « Nier que j’ai lu Don Quichotte, si ma copie, bien que correctement orthographiée dans tous les détails, se trouve avoir été accidentellement produite par une imprimante folle en 1500 ou par un ordinateur fou en 1976, me semble tout à fait intenable. » Nelson Goodman, Of Mind and Other Matters (Cambridge: Harvard University Press, 1984), p. 141. 

  71. Arthur C. Danto, The Transfiguration of the Commonplace. A Philosophy of Art (Cambridge: Harvard University Press, 1981), p. 34. 

  72. Jorge Luis Borges, "Pierre Ménard, Author of Don Quixote", trad. Anthony Bonner, dans Ficciones (New York: Grove Press, 1962), p. 52-53 [souligné dans l’original]. 

  73. Voir Genette, Paratextes

  74. Nora Ramtke, « Ohne Begleitschutz — Texte auf der Schwelle. Überlegungen zu Textappropriationen und Paratext », dans Gilbert, Wiederaufgelegt, p. 103-119. 

  75. Goldsmith, « A Week of Blogs », p. 140. Idem à Dworkin : « The great break with even the most artificial, ironic, or asemantic work of other avant-gardes is the realization that one does not need to generate new material to be a poet: the intelligent organization or reframing of already extant texts is enough ». Dworkin, « Echo », p. xliv. 

  76. Pour plus d’informations sur l’identité d’une œuvre et le traitement insatisfaisant des paratextes en philologie et en sciences de l’information et des bibliothèques voir Gilbert, "Unter ,L‘ oder ,F‘?" 

  77. La même chose pourrait s’appliquer à Flaubert. Je remercie Nora Ramtke pour cette suggestion. 

  78. Pour plus d’informations, voir Ramtke, "Ohne Begleitschutz". 

  79. Où, par exemple, un nom fait-il partie du nom de l’auteur, où fait-il partie du titre (see STURTEVANT, Author of the QUIXOTE)? Où commence un titre ? Les informations figurant sur la quatrième de couverture font-elles partie du titre ou du nom de l’auteur (voir Villers, Hirsch)? Quand s’agit-il d’un maquillage délibéré de la paternité, de sorte que le nom de l’auteur doit être mis entre crochets, quand s’agit-il d’une information cachée ? Les spécifications souvent très contradictoires concernant la couverture, la page de titre et les mentions légales ont rendu les décisions encore plus difficiles. Dans certains cas, les mentions ne constituent qu’une première approximation et une solution palliative. 

  80. [Censored] Mother Goose Rhymes de Kendall Banning (1929) et Gems. A Censored Anthology de Bob Brown (1931) pourraient être vu comme des précusseurs éloignés. 

  81. La poursuite des recherches et du projet serait souhaitable. 

  82. Bien sûr, toutes les œuvres de poésie de l’effacement ne représentent pas un cas d’appropriation. Voir Craig Dworkin, Reading the Illegible (Evanston, IL: Northwestern University Press, 2003). 

  83. Voir par exemple Trial Impression de Harry Mathews (1977), or the ten adaptations of Georges Perec’s Le Voyage d’hiver by other Oulipo members. 

  84. Voir Georges Perec et al., 35 variations (Bègles: Castor Astral 2000), dans lequel cinq poètes ont choisi un seul vers d’un texte célèbre (comme la première phrase de la Recherche de Proust, « Longtemps je me suis couché de bonne heure », ou « To be or not to be, that is the question » de Shakespeare) et ont ensuite produit 35 variations similaires aux Excercises de style de Raymond Queneau.